Les habits neufs de la censure (Le Monde, 2 mai 2023)

Historien•nes, philosophes, militant•es, écrivain•es, psys, juristes, enseignant•es, universitaires, économistes, journalistes, nous avons tous et toutes en commun d’avoir publié aux éditions La fabrique. Nous sommes attaché•es à cette maison d’édition, fondée il y a 25 ans par Eric Hazan, dont le catalogue est à la fois riche et exigeant.

 

Nous avons appris avec consternation l’interpellation de son responsable des droits étrangers, Ernest, à Londres le 17 avril dernier alors qu’il se rendait à la London Book Fair, un rendez-vous littéraire majeur en Europe, pour y faire connaître le catalogue de la maison. Cette foire n’est pas seulement un événement commercial. La présence d’éditeurs comme La fabrique y est un contrepoids essentiel à la surexposition de l’édition industrielle à l’échelle internationale, et à l’hégémonie linguistique des principaux pays du Nord global.

 

Ernest a été arrêté à la sortie de son train en gare de St Pancras (Londres) dans le cadre d’une législation antiterroriste, l’annexe 7 de la loi de 2000 sur le terrorisme. Cette disposition, dénoncée en Grande-Bretagne par des associations de droits humains, permet d’« arrêter, d’interroger, de fouiller et, si nécessaire, de détenir des personnes [sans] aucune autorisation préalable ni aucun soupçon ». Elle permet en outre de saisir des appareils électroniques et d’en récupérer les données sans la moindre justification. Ernest s’est vu confisquer son téléphone et son ordinateur professionnel. Lors de son interrogatoire, il a notamment été questionné sur les « auteurs antigouvernementaux à La fabrique ». Il lui a été demandé de fournir ses codes d’accès à ses appareils informatiques, ce qu’il a refusé de faire. De ce fait, il est désormais sous le coup d’une procédure pour obstruction à une enquête antiterroriste.

 

Il faut prendre un peu de recul pour mesurer le danger que représente une telle procédure, pour nous, auteurs et autrices lié•es à cette maison, et pour les libertés démocratiques en général. Nous avons là une législation particulièrement liberticide (l’une des plus dures en Europe) qui permet de lancer une enquête antiterroriste « sans soupçon ». Elle permet aux autorités d’aspirer toutes vos données sans la moindre preuve ou piste sérieuse dans l’hypothèse qu’elles pourront y trouver quelque chose de suspect. Puisque les questions posées à Ernest concernent la politique française et les positions des auteurs et autrices de La fabrique, on peut imaginer que les services français se soient saisis d’une occasion bien choisie pour obtenir les données d’un éditeur potentiellement gênant sans motif judiciaire.

 

Mesure-t-on bien ce que cela signifie pour nous et pour le débat d’idées ? Pour aboutir à un livre, il faut des notes d’intention, des ébauches, rassembler des sources sensibles, retranscrire des entretiens de personnes souhaitant garder l’anonymat, écrire parfois sous pseudonyme. Ces étapes indispensables nécessitent une forme de confidentialité, soit pour donner à une idée le temps et le travail nécessaires pour qu’elle puisse se déployer, soit parce que les éléments préparatoires n’ont pas vocation à être divulgués.

 

Il va de soi que la liberté d’expression ne vaut vraiment que lorsqu’elle s’applique à des personnes ou des groupes qui ne plaisent pas au pouvoir ou aux grandes entreprises ; qu’elle vise à protéger les œuvres qui pourraient fâcher un gouvernement ou des industriels ; qu’elle suppose un droit au secret avant la diffusion des textes ; qu’elles reposent aussi sur la libre circulation des idées à travers le monde.

 

Arrêter ou faire arrêter à l’étranger le représentant d’une maison d’édition sans motif et le menacer de procédures lourdes s’il ne coopère pas au vol de ses propres données est une forme de pression inacceptable dans une société qui se veut démocratique. Le contexte de l’arrestation d’Ernest et la nature de l’annexe 7 du Terrorism Act doivent nous alarmer : de telles méthodes peuvent viser n’importe quel éditeur, éditrice, auteur, autrice ou journaliste. C’est un nouveau seuil d’autoritarisme qui est franchi, et qui s’avère extrêmement inquiétant car il fait peser la censure non plus seulement sur des livres parus mais sur l’idée même ou le projet d’en écrire un. C’est une menace supplémentaire pour les lanceurs et lanceuses d’alertes.

 

Nous réclamons la levée des poursuites contre Ernest et la restitution de son matériel. Nous exigeons la vérité de la part du gouvernement français sur cette affaire et en particulier sur son implication et ses intentions. Il faut d’urgence mettre en échec le pouvoir macronien, qui semble déterminé à enterrer toutes nos libertés les unes après les autres.

 

 

Signataires : Tariq Ali, Zahra Ali, Grey Anderson, Bernard Aspe, Eric Aunoble, Jean Christophe Bailly, Marc Belissa, Mathieu Bellahsen, Omar Benderra, Lise Benoist, Jacques Bidet, Bertrand Binoche, Ian H. Birchall, Félix Boggio Éwanjé-Épée Thomas Bouchet, Houria Bouteldja, Yannick Bosc, Olivier Brisson, Christian Bruel, Judith Butler, Pilar Calveiro, Laurent Cauwet, Grégoire Chamayou, Nicolas Da Silva, Mathieu Dejean, Alain Deneault, David Dufresne, Eric Fassin, Joëlle Fontaine, Bernard Friot, Françoise Fromonot, Florent Gabarron-Garcia, Isabelle Garo, François Gèze, Pierre-Yves Glasser, Jean-Marie Gleize, Christophe Granger, Raphaël Kempf, Razmig Keucheyan, Sadri Khiari, Armelle Laborie-Sivan, Sylvain Lazarus, Jean-Jacques Lecercle, Mathieu Léonard, Laurent Lévy, Wendy K. Lochner, Frédéric Lordon, Pierre Macherey, Stella Magliani-Belkacem, Andreas Malm, Natacha Michel, Elaine Mokhtefi, Jean-Yves Mollier, Marie-José Mondzain, Alain Naze, Olivier Neveux, Anne Quennedey, Nathalie Quintane, Jacques Rancière, Mathieu Rigouste, Paul Rocher, Kristin Ross, Alain Rustenholtz, Malise Ruthven, Julien Salingue, Thierry Schaffauser, Claude Serfati, Eyal Sivan, Patricia Sorel, Jean Stern, Marcello Tarì, Alberto Toscano, Enzo Traverso, Françoise Vergès, Arnaud Viviant, Louisa Yousfi.