Mise au point

« L’enquête du dimanche du Point ». Cet avertissement devrait suffire à convaincre quiconque souhaite obtenir des informations fiables sur un sujet de passer son chemin. Mais puisque Le Point nous fait l’offense d’être, à notre tour, l’objet de ses élucubrations, il nous paraît important de prendre le temps d’y répondre. Voyons donc ce que notre enquêteur du dimanche a trouvé.

 

Première déception – et premier manquement à la déontologie élémentaire, mais Le Point ne s’embarrasse pas avec ça –, ce portrait à charge, intitulé « La lente dérive de La Fabrique, maison d’édition radicale-chic », ne s’appuie sur aucun témoignage de personnes qui auraient, en trois décennies, de près ou de loin travaillé à nos côtés, qu’elles soient auteur•rices, collaborateur•rices, libraires, diffuseurs, confrères et consœurs, etc. Quant à lire nos livres, ou du moins cartographier pertinemment notre catalogue, c’était sans doute trop demander au commis journaliste en service commandé. Voilà pour le travail d’enquête. Difficile dans ces conditions d’établir nos liens avec, au hasard, l’ultragauche, Daesh ou la franc-maçonnerie, et les lecteurs et lectrices du Point devront donc se contenter du plus mauvais réchauffé.

 

La fabrique aurait par exemple, selon l’auteur de l’article, publié en 2010 un livre recyclant des « tropes antisémites ». Ce qu’on n’apprend pas dans l’article, c’est que le livre incriminé, L’industrie de l’Holocauste (sous-titré réflexions sur l’exploitation de la souffrance des Juifs) de Norman Finkelstein, a fait l’objet d’un procès pour incitation à la haine raciale, procès qui a été perdu en première instance et en appel par ceux qui l’avaient intenté. Or ceux-là n’étaient à l’époque ni plus ni moins que les premiers de cordée de la campagne aujourd’hui généralisée contre les forces progressistes qui suscite tous azimuts des procès médiatiques en antisémitisme – mais épargne curieusement les véritables antisémites, ceux avec les croix gammées. On a envie d’hausser les épaules quand un journal comme Le Point ouvertement libéral-raciste se fait l’avant-garde de cette campagne, mais ce serait présomptueux de renoncer à nous défendre de cette accusation fallacieuse. Chacun peut cependant juger aujourd’hui du fond de l’affaire : il s’agit de tracer un cordon sanitaire autour de la politique génocidaire de l’État d’Israël, de faire taire sans débat toute expression de soutien au peuple palestinien, et accessoirement de clouer au pilori les voix subversives.

 

Précisons que la présentation que fait l’article du Point du propos de ce livre est délibérément malhonnête, et laissons à Norman Finkelstein le soin d’expliciter lui-même sa démarche (dès la page 12) : « Mes parents se demandaient souvent pourquoi j’étais si indigné par la falsification et l’exploitation du génocide nazi. La réponse la plus évidente est qu’elles servent à justifier la politique criminelle de l’État d’Israël et l’appui des États-Unis à cette politique. J’ai aussi une raison plus personnelle. J’attache de l’importance à la mémoire des persécutions de ma famille. La campagne que mène actuellement l’industrie de l’Holocauste pour extorquer de l’argent à l’Europe au nom de “victimes de l’Holocauste dans le besoin” a réduit le statut moral de leur martyre à celui du casino de Monte-Carlo. »

 

Eric Hazan, fondateur de La fabrique, qui enfant fut lui aussi victime des politiques de persécution antisémites, et qui a vécu caché durant toute la guerre, est quant à lui accusé de réhabiliter l’auteur négationniste David Irving : « Dans une note de bas de page, Hazan décrit Irving comme une victime de la justice britannique », dit Le Point. La note en question : « Historien britannique, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, David Irving a adhéré, à partir des années 1980, aux thèses négationnistes. En avril 2000, une cour de justice britannique l’a condamné pour avoir tenu et écrit des propos racistes et antisémites et pour avoir nié l’existence des chambres à gaz. » Peut-on imaginer falsification plus grossière ?

 

Tout le reste de l’article est du même tonneau, où son auteur recycle paresseusement les artifices de ses prédécesseurs qui ont cherché, à coups de citations tronquées et sorties de leur contexte, à désigner à la vindicte certains livres que nous avons publiés, et leurs auteurs et autrices. Une entreprise de calomnie dont les intéressé•es (Houria Bouteldja, Andreas Malm, les auteurs et autrices du livre collectif Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations, etc.), se sont maintes fois défendu•es en réaffirmant leurs arguments, si bien qu’il est inutile d’y revenir ici.

 

Et que dire de ce lapsus sans doute involontaire mais révélateur de l’état de confusion paranoïaque où nage la rédaction du Point : Olivier Gloag, auteur d’Oublier Camus, rebaptisé Olivier « Goulag ». Entre Rabelais et le Bébête Show. Ou bien est-ce un subtil dog whistle ?

 

Bien en peine de documenter ce que serait notre « dérive », l’enquêteur se retrouve ainsi contraint de reconnaître la continuité des positions défendues dans nos livres, sur la Palestine comme dans d’autres matières. Un seul exemple suffira. Interrogé sur ce point précis, Jean-Marc Levent, aujourd’hui directeur commercial chez Grasset – cette maison qui depuis quelques temps s’est fait voler la vedette par Fayard à l’avant-garde de l’édition réactionnaire – mais qui peut se prévaloir d’avoir été de l’aventure tout au début de La fabrique, affirme que « nous partagions une ligne commune sur le Proche-Orient et Israël : nous étions favorables à deux États ». Ce qui fait conclure à l’enquêteur que « cette position disparaîtra peu à peu des publications de La Fabrique, au profit de l’idée d’un État binational » (une dérive, on vous dit !). Une rapide recherche lui aurait permis d’éviter de se discréditer complètement, lui et son témoin : le deuxième livre paru à La fabrique, en 1999, était un texte d’Edward Said, Israël-Palestine : l’égalité ou rien, qui défend précisément… l’idée d’État binational – idée qu’Eric Hazan n’aura de cesse de porter, notamment dans un livre coécrit avec Eyal Sivan, Un État commun, entre le Jourdain et la mer (2012).

 

L’autre témoignage sur lequel repose presque intégralement l’article, outre celui de « plusieurs observateurs » et d’un « chercheur qui gravite dans les cercles anticapitalistes » (et bavasse avec Le Point à ses heures perdues), est celui de Sylvaine Bulle, sociologue à l’EHESS, que nous ne connaissons pas et n’avons jamais rencontrée. C’est un florilège de rancœurs et d’affabulations, de laïus diffamatoires, et on se demande bien quelle mouche l’a piquée pour tenir si fort à s’épancher dans un journal comme Le Point (elle se dit de gauche) : « un appel courroucé » reçu de notre part suite à sa recension dans Socialter du livre d’Andreas Malm, Pour la Palestine comme pour la Terre, dit-elle… C’est par camaraderie qu’on a fait remarquer, par mail et en privé, à la rédaction de Socialter que cette recension passait à côté de l’argument du livre et se retrouvait regrettablement à aboyer avec la meute. Mais « l’appel courroucé » à son autrice est une pure invention. C’est vrai, cependant, qu’on rechigne à dîner en ville ou boire des cafés avec les gens qui nous dénigrent… par snobisme « radical-chic » ? Non, bien sûr, c’est que nous sommes « sectaires » – le bingo du Point est complet.

 

Mais l’ignominie est atteinte quelques lignes plus bas. Sylvaine Bulle, encore : « Les Palestiniens ? Ils n’en ont rien à faire. Pour eux, ce sont des entités abstraites. C’est une empathie à distance : ils ne se sentent pas concernés par la souffrance réelle. » Voilà une étrange tactique qui trahit davantage l’aigreur que le discernement : plutôt que de confronter les points de vue, on peut objecter indéfiniment à son contradicteur qu’au fond, il ne croit pas ce qu’il prétend croire. C’est parfaitement vain, et c’est indécent dans la période, mais, apparemment, ça soulage… On aurait pour notre part plutôt envie de demander à Sylvaine Bulle si elle sait vraiment ce qu’elle croit.

 

Pour terminer sur une bonne note, une information vérifiée et réjouissante se cache dans un ultime constat amer de Sylvaine Bulle qui est, rappelons-le, enseignante à l’EHESS. Visiblement contrariée que ses élèves puissent exercer leur esprit critique, elle s’émeut du fait que « la moitié » lisent nos livres… Que ces étudiant•es persistent à s’informer par leurs propres moyens malgré tous les efforts déployés pour propager la pensée dominante – et en l’occurrence pour faire avaler le soutien révoltant de l’État français à Netanyahou –, voilà au moins une bonne nouvelle.